Discours de réception de Jean-Marie Rouart

Le 12 novembre 1998

Jean-Marie ROUART

Réception de Jean-Marie Rouart

 

M. Jean-Marie Rouart ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Georges Duby, y est venu prendre séance le jeudi 12 novembre 1998, et a prononcé le discours suivant :

    

 

     Messieurs,

     Le succès est un mystère ; l’échec est un mystère. Entre le succès et l’échec, il y a une redoutable frontière qui elle-même est une énigme. Et cette énigme enveloppe nos vies dans le plus romanesque des défis. Dès l’adolescence, cette question nous obsède : de quel côté serons-nous ? Connaîtrons-nous les lumières de la victoire ou l’aride solitude de la défaite ? Là est un grand secret sur lequel l’esprit bute ; un secret aussi impénétrable que celui qui préside à la chance, au talent, à l’amour, au bonheur. Quelle étoile le régit ? Quelle main le dirige ? Quel inconscient le dicte ?

     Cette angoisse de l’échec, qui est au cœur de la littérature comme elle au cœur de l’histoire collective et de la vie individuelle, c’est avec une impression étrange qu’on l’évoque devant vous, aujourd’hui, dans cet instant. Comment définir cette impression ? Il y entre – pourquoi ne pas l’avouer – une sensation de soulagement. La joie d’être admis parmi vous apaise un peu la fièvre du doute, calme le poison de l’incertitude. En même temps elle évite cette aigreur des soupirants contrariés qui rancissent dans l’amertume. Car votre compagnie peut se montrer cruelle envers ceux qui la désirent. Elle n’hésite pas à les rabrouer, à doucher leur fièvre. Sa coquetterie est telle qu’on ne sait trop si ses yeux disent oui ou s’ils disent non. D’ailleurs parfois ils disent l’un et l’autre. Donc c’est un soulagement. Le doux soulagement de l’amour partagé.

     Une joie aussi dans laquelle entre une grande reconnaissance : joie de retrouver parmi vous des écrivains dont les livres ont enchanté ma jeunesse et auxquels je dois beaucoup : ils m’ont encouragé et m’ont accordé une amitié qui a élargi ma vie. Joie qui comporte un peu de nostalgie : l’absence de vos confrères disparus qui m’étaient chers : c’est avec émotion que j’évoque les noms de Thierry Maulnier, de Jean-Louis Curtis, d’Eugène Ionesco. Ils ne sont plus là pour m’accueillir mais je les sens toujours présents, chaleureux.

     Oui, il est plutôt doux de parler de l’échec devant vous. On a le sentiment d’avoir échappé, sinon à un naufrage, du moins à une de ces cuisantes humiliations dont l’existence est si prodigue. L’éclairage doré de cette cérémonie, son faste, son rituel peuvent donner l’illusion que l’on est sur un certain point sorti d’affaire : ni le bouge, ni l’hôpital, ni la misère ni cette obscurité dont souffrent tant d’artistes ne menacent plus. Tout concourt dans cet instant solennel à conjurer à force de lumières, d’apparat, le pernicieux démon de l’échec dont la seule pensée nous glace car nous l’associons à la mort.

     Votre Compagnie figure la tribune idéale pour méditer sur cette énigme de la destinée. N’êtes-vous pas le lieu géométrique de toutes les ambitions, le carrefour des talents les plus divers ? Quel étrange tribunal vous incarnez ! Instance sociale qui exprime toute la partialité du succès, en même temps que la justice et l’injustice de l’échec. Vous illustrez l’impossible rêve où le talent serait récompensé, le mérite honoré et si possible policé – avec toute l’ambiguïté étymologique de ce terme – ainsi que l’a souhaité Richelieu. On vient vers vous pour se rassurer, mais vous ouvrez la porte à d’autres incertitudes. N’est-il pas légitime quand on a le désir de vous rejoindre de penser avec une teneur sacrée à tous les grands esprits, les grands artistes que vous avez accueillis et dont la gloire est écrasante : Racine, Corneille, Chateaubriand, Hugo, Musset, Vigny, Barrès, Montherlant. Mais n’est-il pas tout aussi légitime de la part de celui à qui vous venez d’ouvrir votre porte de songer à ceux non moins fameux, non moins éclatants, qui n’ont pas bénéficié de cette chance : à Molière, à Benjamin Constant, à Stendhal, à Balzac, à Zola, à Baudelaire, à Giono.

     Sacha Guitry, qui avait peut être trop de fantaisie et pas assez de stratégie pour être admis à siéger entre le maréchal Foch et le maréchal Joffre, mais qui pourtant rêvait de vous rejoindre car il vous considérait comme le conservatoire de l’esprit français, avait suggéré un projet : il proposait de faire transporter la statue de Balzac par Rodin sur une petite place du quai Conti : ainsi, disait-il, cette magnifique statue d’un des plus grands romanciers français, malchanceux dans ses ambitions académiques, inspirerait une raisonnable humilité à ceux qui ont la chance de siéger parmi vous, en même temps que cela donnerait une roborative espérance aux écrivains que l’Académie a recalés.

     Ce caractère de loterie supérieure et solennelle que vous représentez ne vous appartient pas en propre. Il est indissociable de ce qui a trait aux jugements et aux œuvres. La sanction de la victoire ou de la défaite, du succès ou de l’échec, c’est la systole et la diastole du cœur de l’humanité. Vainqueurs qui seront vaincus, vaincus qui seront glorieux, perdants aux jeux du pouvoir, gagnants aux jeux de l’amour. La littérature qui tente de cerner et d’éclairer le chemin mystérieux du bonheur, n’a cessé de s’interroger sur le destin. La gigantesque entreprise du roman vise à éclairer les hommes à la lumière du bonheur, à reproduire une société idéale selon le cœur, tout comme la religion du Moyen Âge tentait de reproduire sur terre le royaume de Dieu. Et le roman nous offre une galerie exceptionnelle d’hommes et de femmes qui se cherchent un destin et veulent appartenir aux heureux du monde. C’est une manière laïque de souhaiter la grâce et la faveur de la providence. Le roman est toujours une forme de la revanche, sur le malheur, sur l’injustice, sur la vie.

     Le roman qui naît au Moyen Âge tout bruissant du merveilleux chrétien, brassant les mythologies celtes et les rêves chevaleresques, nous révèle la naissance d’une nouvelle puissance qui fait pièce à l’histoire. À côté des héros de la vie réelle vont apparaître leurs concurrents dans l’imaginaire. Le roman, dit Michelet, est le contraire de l’Histoire non seulement parce qu’il subordonne les grands intérêts collectifs à une destinée individuelle, mais aussi parce qu’il se plaît davantage à nous montrer les coups de dés que parfois le hasard amène, à nous flatter de l’idée que l’impossible souvent devient possible.

     Mais le roman apporte aussi beaucoup à l’histoire : il lui donne une chair, un climat, des saveurs. Il lui restitue la couleur chaude du sang, la fraîcheur délicate des baisers, la douceur de certaines nuits. Sans La Semaine sainte d’Aragon, nous n’aurions jamais eu cette sensation de la lourde pluie qui tombe sur la déroute de Louis XVIII lors de la fuite de Gand, tandis que les mousquetaires rouges pataugent dans la boue. Le roman apporte un contrepoint humain à la geste de l’histoire : dans Le Diable au corps, Radiguet nous montre derrière la tragédie de la guerre de 1914, l’adultère d’une femme qui initie un jeune homme à l’amour. Quand à Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, il jette sur la sanglante épopée napoléonienne la lumière dorée d’un romanesque de l’aventure, de la passion, de l’Italie. Sans ce roman qui chevauche à côté de l’histoire, comme notre passé manquerait de vie ! Il lui manquerait les vagabondages, l’imagination, la poésie.

     Le roman tient son nom de la langue romane. De cette époque du Moyen Âge, si différente de la nôtre où les créateurs gardaient l’anonymat, travaillant obscurément pour la gloire de Dieu, ne survivent que quelques noms d’écrivains parmi lesquels Chrétien de Troyes, Béroul, Charles d’Orléans, Marie de France. Mais quels artistes pourrait-on citer parmi les milliers d’inconnus, ceux qui ont participé à la construction, à l’embellissement des cathédrales, sculpteurs, peintres de vitraux et d’enluminures, auteurs des magnifiques livres d’heures ? Tous comme le sculpteur de l’ange de Reims, semblent avoir abdiqué leur amour propre pour exalter la foi, l’âme collective.

     Ces artistes, il me semble que le vœu secret de Georges Duby aurait été de leur ressembler. Peut-être plus justement aurait-il aimé dire comme le peintre Degas « J’aimerais être illustre et inconnu ». Georges Duby n’aimait pas parler de lui. La pudeur suspendait la confidence. Il lui fallait forcer sa nature pour employer le « je ». Il considérait que seule l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie méritait considération.

     Mais l’homme Georges Duby. D’où venait-il, qui était-il, où allaient ses rêves ? Il a toujours gardé ses distances avec ceux qui essayaient de forcer les retranchements derrière lesquels il s’abritait. Il se voulait un ego-laborator, un ego-faber. Ce grand professeur qui avait franchi toutes les étapes de la plus brillante carrière universitaire, du concours général à l’agrégation, puis au Collège de France, ne semblait pas promis à la célébrité qui fut pourtant la sienne.

     Comme beaucoup de savants, ses travaux de longue haleine, ses recherches scientifiques autant que sa réserve naturelle auraient dû l’éloigner du grand public. Ce public auquel il aura toujours à cœur de s’adresser, soit devant un auditoire d’élèves, soit, plus tard, par l’intermédiaire de la télévision, notamment d’Arte dont il fut l’un des fondateurs, lui marquera sa reconnaissance.

     Grand travailleur, esprit austère, exigeant, Georges Duby s’est consacré pendant de longues années de manière exclusive à son labeur historique. Il a creusé dans ces galeries souterraines que sont les archives, dans l’ombre des bibliothèques. Pendant sept années, il s’est voué à l’élaboration de son premier ouvrage, La société aux XIe et XIIe siècle dans la région mâconnaise, traversant des périodes de lassitude, de découragement. Faute de moyens, nous dit-il, il tapait lui-même avec deux doigts les dix-huit cents feuillets de sa thèse.

     Quand soudain, il découvrit Aix-en-Provence, ce fut l’irruption de la lumière. Je le cite : « En quel terrain plus giboyeux pourrais-je espérer poursuivre ma chasse au bonheur ?Il me semblait dans les rues silencieuses, frôler tantôt Jean-Henri Fabre, tantôt le cardinal de Bernis. Lyon, c’était l’ennui. Aix, le plaisir. »

     D’autres plaisirs apparaîtront, ceux de la peinture : Masson, Fautrier, Veira da Silva, Alechinsky, Soulages, Olivier Debré, lui ouvrent les portes d’un monde qui le passionne. Ce sera son jardin secret. Ces artistes dont beaucoup deviendront ses amis constitueront le trait d’union de l’art entre l’univers médiéval et le monde d’aujourd’hui. Ils sont les témoins de son éclectisme.

     Quelle tentation pour le romancier d’essayer de comprendre un personnage de l’intérieur, de chercher les voies obscures du cœur, les chemins de traverse de la biographie officielle. Georges Duby ne souhaitait pas que l’on s’intéressât à l’homme privé. Par respect pour ce vœu qui l’honore, par respect pour le vœu de sa femme Andrée, historienne elle-même, qui veille sur sa mémoire et qui fut à la fois sa compagne et sa précieuse collaboratrice, je ne retracerai pas sa vie. Je me bornerai à évoquer ce qui dans son existence a été un jalon de son œuvre.

     Dans un de ses rares instants de confidence, Georges Duby a évoqué son enfance parisienne. Non pas misérable mais humble, dans le XXe arrondissement : ses parents vivaient chichement. C’est lui-même qui, parlant de lui à la troisième personne, se présente ainsi : « Georges Duby est né le 7 octobre 1919 à deux pas de la République. L’appartement donnait sur la cour. Cette cour fut son premier terrain de jeu. Un rayon de soleil y venait parfois ; trois rangées de plantes vertes s’alignaient devant la loge de la concierge ; entre les pavés, un peu de mousse ici et là, et puis cette odeur de cuir, sauvage et douce, exhalée par des entrepôts qui lui paraissaient insondables ». Mélancolie des enfances de la petite bourgeoisie désargentée. Puis-je avouer que c’est par là que Georges Duby m’est le plus sensible, le plus fraternel ? J’ai beaucoup de mal, vous imaginez pourquoi, à m’identifier au lauréat du concours général, à l’agrégé d’histoire, au professeur du Collège de France, mais il m’est facile de me mettre à la place de l’adolescent pauvre « serrant les poings jusqu’à pleurer du désir de dominer sa vie », de comprendre ses angoisses, ses humiliations, ses rêves.

     C’est pour fuir ce quartier, fuir la médiocrité, le ciel bas de la pauvreté, les habits de la gêne, l’absence d’horizon que Georges Duby a choisi l’aventure. Il est parti à la manière de Goldmund, le héros de Hermann Hesse, pour cette expédition qui faisait parti de l’apprentissage des compagnons. Le voyage entrepris ne l’a pas beaucoup éloigné de Paris. Sa grande exploration a été une plongée dans le passé. Il s’est jeté dans le gouffre du temps et s’est retrouvé avec un sentiment d’émerveillement dans ce Moyen Âge qui allait devenir son atelier, son champ, son pays, sa passion.

     Dans cette aventure, Georges Duby emportait avec lui de vastes connaissances, un prestigieux bagage universitaire, des méthodes. Alain Peyrefitte, dans le bel éloge qu’il lui a consacré lorsqu’il fut reçu ici-même, a souligné sa dette « à Marx, à ses analyses sur les rapports de production et sur la lutte des classes. » « Mais sans jamais céder à l’esprit de système ni aux excès idéologiques. [...] L’économie n’explique pas tout ; le champ social la déborde largement. » Alain Peyrefitte notait qu’il avait attaché « autant d’importance à l’influence des mentalités qu’à celle des infrastructures matérielles. » Et il résumait la vaste ambition de Georges Duby par une des phrases récurrentes de son œuvre : « L’histoire sociale, en fait, c’est toute l’histoire. »

     Georges Duby à la veille de la guerre, va faire une rencontre capitale : celle de l’École des Annales. Déjà sans le savoir, par son intérêt pour la géographie, « cette science de plein vent », il s’était rapproché des thèses chères à cette école. C’est un de ses maîtres, Jean Deniau, qui lui en ouvre les portes.

     La Nouvelle Histoire conçue par Marc Bloch, Lucien Febvre, que rejoindra Fernand Braudel, propose une autre approche du passé. Intégrant dans sa recherche les instruments donnés par les sciences humaines, elle se veut avant tout globale. Jusqu’alors l’histoire paraissait cantonnée dans l’étude des faits, des événements, selon un découpage chronologique simple, ponctuée par ces points de repère trop évidents que sont les siècles, les règnes, les dynasties, les civilisations. C’est contre cette conception événementielle, contre cette histoire qu’on a appelée « l’histoire bataille » qu’elle réagit. Elle introduit de nouveaux critères – la longue durée, les données géographiques, économiques, statistiques, sociales –, elle se veut non plus narration mais science. Elle ne se contente plus d’être un récit, elle pose des questions. Les saints, les héros, les grands hommes, magnifiques fruits hybrides de la réalité et de l’imagination, lui deviennent suspects. L’histoire s’enrichit sur le plan scientifique, mais elle rejette le sujet, le personnage, au profit d’une recherche sur les collectivités et les mentalités.

     La Nouvelle Histoire comportait des risques, notamment celui d’être mal comprise ou rendue systématique. Fernand Braudel et Georges Duby ont été les premiers à s’insurger contre la catastrophique disparition des chronologies dans les études secondaires. Elle présente un autre danger : en sous-estimant les prouesses de l’action individuelle, les énigmes de l’ambition, de la foi, du cœur, elle éteint l’enthousiasme pour les grands hommes. Elle retire au passé sa poésie, son romanesque et se réduit parfois à l’exercice d’une brillante autopsie.

     Georges Duby, qui sera toujours un franc-tireur de la Nouvelle Histoire, pressent l’écueil de cette sécheresse. Lui veut garder à l’histoire un parfum de subjectivité. Je le cite : « Qu’est-ce que le discours historique, sinon l’expression d’une réaction personnelle de l’historien devant les vestiges éparpillés de son émotion. Je dirais de son rêve. Car, inéluctablement, il doit rêver. Sérieusement, mais rêver. »

     Partant pour sa grande aventure, adoubé par Lucien Febvre, Georges Duby n’emportait pas seulement le bagage d’un universitaire. Peut-être détenait-il – même s’il l’ignorait lui-même alors – des intuitions qu’il devait à sa mère. Si elle n’était guère savante, si elle possédait au dire de son fils « une religion mérovingienne », c’était une chrétienne, avec tout ce que ce mot comporte de foi, d’espérance, de croyance dans le surnaturel, dans le salut, de simplicité devant tout ce qui nous dépasse ; le surnaturel devant lequel la plus grande science, la plus belle intelligence paraissent petites et désarmées. Ce fils instruit par les lumières de la laïcité, devenu savant, jugeait-il la foi de sa mère comme une superstition dépassée ? Ou bien s’immergeant dans le Moyen Âge, trouvait-il une manière de la rejoindre ?

     Je n’aborderai pas l’œuvre monumentale de Georges Duby selon les trois ordres, les trois fonctions chères à Georges Dumézil. Je préfère l’évoquer d’une manière impressionniste à la lumière de trois images qui s’imposent dans son univers. Ce sont les grands thèmes autour desquels je vois s’organiser ce Moyen Âge méconnu et poétique : la cathédrale, l’épée, la femme.

     Surgissant du Moyen Âge, surprenant aujourd’hui par sa beauté qui frappait le cœur du chrétien dans toutes les fibres de son âme : d’abord, la cathédrale. Quand elle apparaît au loin, au sortir d’un bois, pointant ses flèches au-dessus des champs, elle est à la fois l’étoile qui donne la direction, le symbole de la civilisation, un refuge. Elle flotte dans l’azur comme un emblème, la bannière qui réunit, l’église protectrice, qui apprend à vivre et à mourir. Avec les monastères et les abbayes qui l’entourent et l’ont précédée, elle marque la puissance salvatrice de la foi contre la barbarie, le chaos, l’anarchie.

     L’an mil, nuit noire de la désolation. Les invasions se sont succédé. Vikings, Normands, Hongrois, Sarrasins ont rivalisé en cruauté. L’Église n’a pas été épargnée : prêtres tués, abbayes incendiées, reliques parfois sauves comme celles de saint Philibert à Noirmoutier emportées jusque dans les Vosges par les moines bénédictins. À la peur de l’envahisseur, des crimes et des pillages, s’ajoute la peur de voir se réaliser la prédiction de l’Apocalypse. Une terreur sacrée annihile chez les hommes tout effort, supprime tout projet, assèche toute joie. L’avenir n’existe plus. La charrue, le moulin sont délaissés. Toute la vie se rétrécit dans l’attente angoissée de la mort générale.

     La cathédrale surgit alors, au XIIe siècle, comme un refuge à l’angoisse d’exister. On a vaincu la peur. De la voûte romane aux arceaux gothiques, c’est le renforcement d’un espoir. Georges Duby s’attache à décrire le contexte économique et social qui préside à sa naissance : « Par définition la cathédrale est l’église de l’évêque, donc l’église de la cité, et ce que l’art des cathédrales signifia d’abord en Europe ce fut la renaissance des villes ».

     Cette cathédrale telle que nous la voyons aujourd’hui, chef d’œuvre de style, perfection de l’art, nous inspire une émotion esthétique et une fascination pour le magnifique message dont elle témoigne. Elle possède une âme qui s’exprime dans la pierre. Georges Duby aurait-il pu oublier la description de Michelet : « Qu’on se représente l’effet des lumières sur ces prodigieux monuments, lorsque le clergé, circulant par les rampes aériennes, animait de ses processions fantastiques les masses ténébreuses, passant et repassant le long des balustres, ces ponts dentelés, avec les riches costumes, les cierges et les chants ; lorsque la lumière et les voix tournaient de cercle en cercle, et qu’en bas, dans l’ombre, répondait l’océan du peuple. C’était là pour ce temps, le vrai drame, le vrai mystère. »

     Et ce peuple agenouillé, psalmodiant des mots qu’il ne comprend pas, a devant lui un théâtre qui magnifie ses rêves d’avenir radieux, ses peurs secrètes, son goût pour les enchantements. Le vrai miracle du Moyen Âge est là : dans cette foi qui soulève toute une société vers l’idéal religieux. Efflorescence européenne. Georges Duby dans Le Temps des cathédrales en brosse un magnifique tableau. Les cathédrales de Paris, de Reims, de Saint-Denis, de Chartres, de Wells, de Burgos, de Bamberg, d’Avila : il a su décrypter leur langage. « Ce que veut représenter l’artiste, écrit-il, c’est l’absolu. » ou encore : « La cathédrale de Saint-Denis est une œuvre théologique. »

     Dans les monastères, les abbayes, qui ne travaille à la gloire de Dieu ? Une foule laborieuse s’y organise, elle défend le miséreux, soulage ses souffrances. À la fois hôpital, atelier, havre, le monastère est aussi le lieu qui maintient l’esprit. Les moines y conservent comme des trésors, recopient, traduisent les textes païens hérités de la Grèce et de Rome. Ainsi les œuvres de Sophocle, d’Euripide, de Pline, de Cicéron, d’Ovide seront-elles protégées derrière leurs murailles. Sans doute les moines avaient-ils le sentiment de maintenir un fil relié aux profondeurs du temps par dessus la barbarie.

     L’esprit qui souffle ne suscite pas seulement des œuvres d’art, mais il donne des ailes à la pensée. La vision de saint Augustin domine le Moyen Âge. Son œuvre – l’association qu’il a proposée entre la cité terrestre et la cité divine – est la base de la réflexion religieuse. Mais saint François d’Assise, saint Dominique, les grands réformateurs donnent un élan et une direction spirituelle à la vie monastique. L’Église à cette époque n’est pas un monolithe. Elle foisonne. Abélard, Bernard de Clairvaux, tous ces religieux d’une belle exigence, au verbe haut, ne craignent pas de fustiger ses erreurs, sa simonie, ses accointances avec les compromissions du siècle. Ils ont le ton des prophètes. Comme le Christ, ils auraient pu s’exclamer :  « Je suis venu apporter le feu sur la terre et que souhaitai-je sinon qu’il brûle. »

     Cette foi exaltée, terrible ne va pas sans excès. La haine n’en est pas absente : haine de l’infidèle, de l’hérétique, qui menacent le fragile édifice de l’Église. Ni Abélard, ni saint Dominique, ni même saint Louis ne sont exempts de ces fureurs sacrées qui, au nom de Dieu, leur feront commettre des crimes, compromettant l’image d’une religion de la tolérance, de la douceur, de la paix qui est le message de l’Évangile. L’historien corrige une vision trop pieuse. Georges Duby brosse un tableau sévère, je le cite, « de ce clergé des cathédrales indigne parce qu’il vit dans la fortune, dans l’impureté. L’exigence de pauvreté, poursuit Duby, justifiait les insurrections urbaines. En se propageant dans le milieu bourgeois, la mystique du dépouillement se dégageait cependant peu à peu de l’intention politique. L’art gothique des cathédrales, dans toute la chrétienté, devint alors l’instrument le plus efficace peut-être de la répression catholique. »

     Le chrétien ne souhaite plus avoir seulement le destin du martyre. Même si la crucifixion, la rédemption par la souffrance demeure le mythe fondateur, l’épée marque pour le christianisme une date, une acceptation des réalités du monde : la foi ne s’impose pas seulement par elle-même, il faut lui donner une arme. Elle aura la forme symbolique de la croix.

     Pour cette épée qu’armait l’Église, une grande ambition se présentait : apporter sur terre la paix de Dieu, faire régner la justice, mettre fin à l’arbitraire de la violence, aux crimes, aux exactions.

     La guerre devenait pour la chrétienté une nécessité. L’Église, malgré sa répugnance pour la violence, décide de l’ennoblir, de lui donner un sens religieux. Ainsi naît la chevalerie. D’origine germanique dans sa conception, elle est très vite modelée, imprégnée par le message chrétien. La chevalerie aspire à devenir l’armée qui selon saint Augustin doit participer à l’édification de ce royaume de Dieu sur la terre qui est la correspondance du royaume du ciel.

     Georges Duby a ressuscité cette chevalerie notamment dans le livre fameux qu’il a consacré à Guillaume le Maréchal, « le plus grand chevalier du monde ». Décrivant la cérémonie de l’adoubement, le jour de la Pentecôte, il nous en montre l’importance et la solennité : « Le chevalier entrait dans une sorte de collège fermé, privilégié, dans un ordre dont les membres étaient convaincus qu’ils se juchaient au sommet de toutes les hiérarchies terrestres. »

     On a retenu la légende de la chevalerie. On en a oublié les écarts, les brutalités. Le chevalier va devenir l’idéal religieux, social, du Moyen Âge. Il sera l’homme accompli, courtois. La littérature qui naît à cette époque va le chanter, l’auréoler d’une autre gloire. La chanson de geste puis les romans de la Table Ronde qu’illustrent Chrétien de Troyes ou Béroul font du chevalier le prototype de l’homme aimable, de celui qui plaît aux femmes. L’amour de la dame, de manière insidieuse, se substituera à l’amour de Dieu, le désir de plaire au courage. Le chevalier pris au piège de l’amour donnera Tristan et Iseult. L’idéal chevaleresque n’y apparaît plus que comme un travestissement. Le chef d’œuvre de la littérature marque la décadence de la chevalerie. L’amour met en péril l’âme du chevalier. Son courage s’amollit. Chrétien de Troyes dans Érec et Énide nous montre la femme elle-même déçue de voir le chevalier qu’elle aime asservi à ses sens, aux voluptés qu’elle lui procure. Elle rêve de le voir reprendre les armes pour pouvoir l’admirer à nouveau.

     Une épopée a exalté de la manière la plus contrastée, cruelle et magnifique, violente et généreuse la geste de la chevalerie : les croisades. Que de noms, que de faits d’armes, elle lance dans la légende : Richard Cœur de Lion, Boniface de Montferrat, Lusignan, Tancrède, Aimeri de Narbonne, saint Louis qui incarnera l’apothéose de la chevalerie, le chevalier-roi. La conquête des Lieux saints, de cette Palestine qu’Étienne Gilson appelle « l’Alsace-Lorraine de la chrétienté » va agir sur les imaginations du Moyen Âge. Elle porte la foi à l’incandescence, donne au courage une exaltation. Un compagnon de Godefroy de Bouillon s’écrie : « Les murs de Jérusalem, fussent-ils d’acier, nous les mordrons. » Grande est la tentation du romancier de ne retenir de cette aventure que le merveilleux, d’imaginer les chevaliers et les lieux qui ensoleillent leur gloire : Rhodes, Famagouste, Byblos, Sidon, Acre, Jaffa, Ascalon, Damiette, et le joyau suprême Jérusalem.

     Georges Duby nous ramène à la réalité. Réalité religieuse : « L’humanité, dit-il, doit se mettre en marche vers le lieu de la fin du monde désigné par l’Apocalypse : Jérusalem. C’est de là qu’est venue l’idée de la croisade. » Réalité économique : « Dans le lignage noble, écrit encore Georges Duby, on ne marie qu’un seul garçon et les autres sont lancés à l’aventure : ils deviennent sans attache, pris dans les expéditions militaires. Il y a toute une masse de jeunes adultes célibataires à la recherche de profits, qui constitue la puissance d’agression de l’occident à ce moment-là. Les croisades tourneront vers la terre sainte les ardeurs pillardes et les soucis du salut éternel. »

     On sent chez Georges Duby une méfiance qui apparaît dans Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme : il suspecte une insidieuse coalition entre les religieux et les nobles au détriment du peuple, des humbles, des déshérités, auxquels dans sa vision du Moyen Âge, il veut redonner leur place : « Ainsi, écrit-il, demeure béante la fracture primordiale, le fossé par lequel on aperçoit, parquées, comme en surveillance, les classes laborieuses. »

     Ces chevaliers, Georges Duby les a mis en scène dans son livre qui a connu le plus grand succès public : Le Dimanche à Bouvines. À travers cette journée fondatrice qui a affermi les bases de la monarchie française, il a décrit l’affrontement des chevaliers rassemblés par Philippe Auguste contre ceux qui appartenaient à la coalition de l’empereur Otton, du comte de Flandre et du comte de Bourgogne. Grâce à ce livre publié dans la collection « Les Trente Journées qui ont fait la France », il a renoué, en apparence en tout cas, avec cette « histoire bataille » si décriée par l’École des Annales. Cette entreprise l’a passionné : il y a vu l’occasion de montrer comment le profane et le sacré se mêlent inextricablement, mais aussi comment se « fabrique » un fait historique de première importance. Il a avoué que ce qui l’avait décidé à entreprendre ce beau récit, c’était son admiration pour le livre de Giono, Le Désastre de Pavie. Ainsi après Chateaubriand inspirant Augustin Thierry, l’œuvre d’un grand écrivain aura eu une influence sur un ouvrage majeur d’un grand historien.

     Derrière le tumulte guerrier, la violence, il y a le visage de la paix, le visage lumineux de la mère que le chevalier invoque lorsqu’il est blessé sous les murs de Jérusalem, visage de la femme aimée qu’il rêve de retrouver. Le Moyen Âge nous semble éclairé par le visage de la femme. Sans elle, les guerriers frustes n’auraient peut-être pas connu les délices de la paix, le foyer, cette vie intime, familiale, qui protège des bourrasques de l’adversité et des errances de l’aventure. C’est la femme qui comprend le mieux le pouvoir pacifiant de la religion. Son ambition la pousse rarement à suivre les croisés comme Aliénor d’Aquitaine : son ambition est dans le bonheur.

     Georges Duby, dans son « Enquête sur les dames du XIIe siècle », corrige cette image légendaire. Pour lui, le visage le plus obscur du Moyen Âge est celui de la femme. Loin d’être dans la réalité, l’idole élevée au sommet de la société courtoise, la reine de la fine amor, telle que nous la rêvons, majestueuse, impérieuse, d’une beauté sereine, d’après les retables ou les portails des églises, ou d’après les romans qui s’écrivirent, croyait-on, en son nom, loin d’être adorée, vénérée, voire sanctifiée, elle vit à l’écart, du haut en bas de l’échelle sociale, toute entière vouée à la reproduction. Elle ne devient objet de convoitise que lors des joutes qui mettent aux prises les chevaliers et n’ont d’autre but que d’allouer au vainqueur l’hommage du seigneur bien plus que de la reine.

     Cette femme du Moyen Âge que nous avons idéalisée à travers les romans ou les poésies, cette femme où se mêlent la beauté et la blondeur d’Iseult, de Guenièvre ou d’Énide, le panache d’Aliénor d’Aquitaine, l’intelligence politique de Blanche de Castille, la ferveur poétique de Marie de France, nous échappe en vérité. Car jamais sa voix ne s’est fait entendre. Elle n’a jamais parlé de soi. Ce sont les hommes qui parlent pour elle, et qui construisent son mythe. Un mythe bien sûr éblouissant, enchanteur, mais qui est une construction. Peut-être une fable, à la fois fidèle et trompeuse comme toutes les fables.

     La femme du Moyen Âge demeure un mystère. Duby a tenté à plusieurs reprises de la décrypter, fasciné par son ampleur, par son silence. Depuis le jour où il a laissé entrer dans son œuvre « cette moitié d’humanité », ainsi qu’il la nomme, moitié d’humanité tenue hors de l’histoire, lointaine et farouche, à la fois soumise et inquiétante, il n’a plus cessé de penser à elle. Ainsi qu’il l’écrit lui-même, tous les textes du Moyen Âge sont « remplis à ras bord de gestes et de paroles d’hommes. » La femme n’était qu’un reflet. Un reflet déformé, cependant captivant, et qui, de l’autre côté de l’histoire, lui adressait un signe. Comme d’un autre monde, à la manière fantomatique de ces porteuses du Graal, si vite surgies, aussitôt disparues, à la cour du roi Pêcheur.

     C’est un des plus beaux moments de l’œuvre de Duby de le voir lutter avec les embûches et les mirages, avec les illusions trompeuses du passé, pour tenter de sortir de l’ombre ou plutôt du néant où plusieurs siècles les avaient abandonnées, les épouses, les filles, les sœurs, les mères, les grand-mères oubliées de quelques seigneurs méconnus du nord de la France, tout ce long troupeau de femmes anonymes et jusqu’au « souvenir des aïeules » dont le récit constitue un des meilleurs exemples de l’histoire selon Duby.

     Éclairer les forces obscures, les plus anodines en apparence, les plus humbles, pour révéler l’organisation, la logique, comme les racines d’un monde à la fois lointain, et plus proche de nous que nous ne le pensons souvent. En somme, vaincre les stéréotypes. Aller plus profond, sinon vers la vérité, qui est selon Duby « toujours subjective », au moins vers une vérité – la plus honnête, la plus fouillée, la plus précise. Pour ce décrypteur de signes, n’était-il pas capital que l’histoire s’écrivît aussi au féminin ?

     Si comme l’écrit justement Duby « la littérature figure ce que la société veut et doit être », le rôle de la femme est essentiel dans les conquêtes de l’imagination. Elle est l’image qui console et inquiète, trouble et rassure, guérit et tourmente. À tous les philtres qui activent la guérison et à ceux qui apportent les souffrances et la damnation, elle a ajouté un sortilège : elle a inventé l’amour. L’invention de l’amour est peut-être la plus belle création de la femme au Moyen Âge. Grâce à ce sentiment exalté jusqu’à la passion, idéalisé par les eaux lustrales de la foi, elle a apporté une révolution de la sensibilité. Cette révélation de l’amour dans ces temps sortis de la barbarie, ce fut un printemps du cœur ; partout soudain, grâce aux troubadours, on voit fleurir des chansons ; le cœur abandonnant les fièvres guerrières, les exaltations religieuses, découvre un autre horizon.

     Dans toute l’Europe, l’amour provoque un embrasement. Les troubadours vont diffuser des récits qui le chantent. Le roman est né. Bientôt, comme l’a montré Denis de Rougemont, la littérature se consacre à magnifier l’amour. On devient amoureux pour vivre à son tour les récits envoûtants que l’on a entendus, que l’on a lus. L’amour courtois s’enivre de sa propre image. L’amour né d’un rêve devient une réalité qui inspire le romanesque, qui à son tour invite aux rêveries amoureuses. Aujourd’hui encore, nous ne savons plus lorsque nous aimons si entre nous et l’amour que nous éprouvons ne s’interposent pas la passion d’Iseult, celle de Mme de Morsauf, d’Anna Karénine ou de la Sanseverina.

     Aucun virus n’est plus contagieux que l’amour. Ne nous apporte-t-il pas ces émotions fortes, un théâtre d’illusions, l’étonnement de nous retrouver hissés au-dessus de nous-mêmes par l’enchantement qu’il crée ? Le Moyen Âge a ajouté à son merveilleux celte, à son merveilleux chrétien, le merveilleux de l’amour.

     Georges Duby analyse comment, dans l’ordre rigide de la féodalité, se glisse le romanesque de l’amour courtois. Celui-ci apporte dans l’austérité des mariages négociés la fantaisie et le divertissement. Il a toutes les formes du jeu ; il crée dans la servitude conjugale une illusion de liberté. Dans ce monde féodal enserré par les liens multiples des serments, il sera un chemin buissonnier. Il lève l’excommunication qui pèse sur l’adultère. Il entre dans l’idéal du chevalier qui rêve de conquérir l’amour de la suzeraine ou de la reine autant que de franchir les murailles de Jérusalem. Bientôt ce chevalier oubliera le Saint Sépulcre dans les bras d’Iseult, d’Énide, de Guenièvre. Après le modèle du saint, du héros, voici le modèle de l’amant.

     Georges Duby a interprété cette conception de l’amour courtois : pour lui elle est le résultat d’une idéologie qui permet à la haute aristocratie de faire miroiter aux jeunes seigneurs leur épouse comme un « leurre » afin de se les attacher. Ce qui demeure, c’est que l’amour est devenu, comme la foi, créateur d’art, créateur de littérature. La foi, l’art, l’historien a tendance à les saisir avec le scalpel de sa science, à les replacer dans leur contexte sociologique alors que l’écrivain ne tente de les éclairer que comme des agents du mystère et de l’ineffable.

     L’œuvre immense de Georges Duby illustre avec éclat le précepte de Lucien Febvre, son maître de l’École des Annales : « Il n’y a d’histoire que contemporaine. » Ne cherchons pas dans l’histoire l’objectivité, ni l’impartialité. Nous regardons le passé avec les yeux de notre temps. Georges Duby a projeté sur le Moyen Âge les interrogations de notre siècle ; son grand apport aura été notamment de poser la question sociale, ainsi que d’avoir apporté une vision neuve des rapports entre les classes dominantes et les dominés. Nul avant lui n’avait examiné le Moyen Âge sous cet angle. Michelet a voulu faire entendre la voix du peuple ; Georges Duby aura, lui, mis en lumière les conditions économiques et sociales des opprimés. Il aura été le porte-voix de ceux que l’histoire a trop souvent oubliés. Ainsi il a réuni la science et la sensibilité moderne.

     Si Georges Duby a laissé un nom célèbre, une œuvre fameuse, c’est parce qu’il a ajouté à son œuvre, à son savoir, quelque chose de plus mystérieux, de plus insaisissable : un style. Un style qui le rattache à Michelet, à Tocqueville, à Taine, aux grands écrivains de l’histoire. C’est par là qu’il s’est hissé au-dessus de sa spécialité et lui a donné une portée universelle. Mais on pourrait dire qu’il en est toujours ainsi : le style, contrairement à ce que l’on croit communément, ce n’est pas seulement bien écrire. La question n’est pas secondaire, elle est autre : Stendhal n’est pas original dans certaines de ses descriptions, sa phrase pas plus que celle de Balzac ou celle de Tolstoï ne tire ses subtilités et ses ressources uniquement du beau langage et de la perfection grammaticale. Et pourtant tous ces écrivains sont des génies. Ce qui l’emporte chez eux dans leur façon d’écrire, c’est l’expression d’une vérité, de l’âme, de la personne. Le style chez un écrivain est son moyen d’appréhension, l’instrument de sa vision. Et c’est par cette vision qu’il est original. Paul Valéry n’a-t-il pas admirablement exprimé cette qualité particulière du génie littéraire : « Un écrivain véritable, écrit-il, est quelqu’un qui ne trouve pas ses mots. Alors il les cherche et il trouve mieux. »

     Si Georges Duby est un écrivain, c’est peut-être parce qu’il a su transmettre sa vision du Moyen Âge par ce style qui était pour lui le complément essentiel de la marge d’incertitude qui s’attache à la science historique. Ainsi il a repersonnalisé l’histoire.

     Georges Duby a rejoint l’aréopage des grands médiévistes : votre Compagnie a accueilli les plus prestigieux : Michelet, Joseph Bédier, Étienne Gilson, Émile Mâle. L’historien a la chance de demeurer attaché aux monuments qu’il a construits, aux époques qu’il a enrichies de son savoir, de son talent. Travaillant dans la matière réelle de l’histoire, il reste associé à jamais aux matériaux qu’il a excavés de l’oubli. Il reste une référence. Son œuvre demeure par delà les modes, par delà les nouvelles découvertes.

     Le romancier n’a pas cette chance. Henry James a peut-être le mieux défini son orgueil et sa modestie : « Nous vivons dans l’obscurité. Nous faisons ce que nous pouvons. Le reste est la folie de l’art. » En effet aucun repère ne guide l’écrivain. Il se demande sans cesse si les romans qu’il écrit ne sont pas le rêve d’un rêve, une pure illusion qui n’a de signification que pour lui et qui disparaîtra, aussi éphémère qu’une bulle de savon. Le roman apparaît parfois comme une grande passion inutile, voué aux rayons désertés des bibliothèques. Qu’importe, c’est la noblesse des écrivains d’accepter ce risque. Ils poursuivent vaille que vaille un songe qui les mène au pays où l’on n’arrive jamais.